A l’ouest coule un fleuve, long, large et boueux. Le Mississippi. A l’est s’étendent les Tunica Hills, des collines sauvages peuplées d’ours, de coyotes, de serpents venimeux et ce jusqu’à Saint Francisville, à 40 kilomètres d’ici. « C’est de là que nous vient le surnom de “ l’Alcatraz du Sud” car, avec ces deux barrières naturelles, les prisonniers n’ont aucune chance s’ils veulent se carapater », explique le diligent George Heard, éducateur au Louisiana State Penitentiary, alias Angola. Un surnom qui lui vient du temps jadis, quand la plus grande prison des Etats-Unis était une plantation de coton et de canne à sucre, et ses prisonniers des esclaves arrachés à l’ouest de l’Afrique. Aujourd’hui, plus de 5 000 hommes de 17 à 93 ans, des Afro-Américains en grande majorité, vivent et travaillent dans les six camps dispersés sur 7 000 hectares de terres agricoles. Pour 3 cents de l’heure, à Angola, on construit ses propres chaînes : les digues, les vitraux d’église et la soupe aux choux, tout est fabriqué par les détenus. Ici aussi sont élevés de costauds percherons qui équipent la police montée de La Nouvelle-Orléans, et les chiens de garde du pénitencier qui veillent au grain. Semi-loups, semi-bergers allemands, ils ont, à écouter George Heard, « la voracité du loup et la témérité du chien »
Avec 75 % de condamnés à la perpétuité et 1,6 % de condamnés à mort, 9 prisonniers sur 10 ne reverront jamais le monde libre. En Louisiane plus qu’ailleurs, « life means life » : les condamnations à perpétuité ne sont jamais révoquées. Et l’institution garde ses pensionnaires jusqu’à la tombe : deux cimetières de détenus jouxtent le parcours de golf avec vue sur la prison.
Le spectacle de l’année
Ce matin d’avril, sur le Mississippi, la brume est épaisse et la bruine agaçante. Pourtant, le bac qui relie le monde libre au pénitencier affiche complet. Assemblés façon Tetris, un fourgon pénitentiaire et des 4 x 4 chargés de familles souriantes et de retraités grassouillets attendent, dans une ambiance de jour de fête. Les portes de la prison de haute sécurité s’ouvrent à 9 heures pile pour le premier jour de rodéo de printemps. Les visiteurs sont venus voir des meurtriers et des violeurs passer un sale quart d’heure dans l’arène, et ils sont arrivés tôt pour avoir une place de choix.
Bizarre ? Pas dans ce coin de terre confédérée. Tous les ans, en avril et en octobre, le rodéo d’Angola est une date impossible à manquer. C’est « le spectacle le plus sauvage du Sud », promettent les affiches et banderoles, placardées le long de la route. Les gazettes locales assurent que les détenus – qui n’ont pas le droit de s’entraîner – « seront projetés dans tous les sens » par des taureaux de 900 kilos. « Tout le monde doit être là : les petits commerçants rencontrent leurs clients, les élèves leurs instits, les élus leurs administrés », s’extasie George Heard. Selon le « warden » Burl Cain, le très chrétien directeur d’Angola, ces jours de cirque sont une façon de financer les programmes de réhabilitation et d’éducation. Cela permet à des détenus méritants de gagner un peu d’argent en concourant au rodéo ou en vendant aux touristes leur artisanat, bricolé dans l’année et à leurs frais. Bancs à bascule, ceintures de cuir ou peintures colorées, les décennies sous les verrous ont fait naître des talents.
Officieusement, c’est autre chose. Depuis qu’il est arrivé durant les années 1990, dans une prison réputée la plus sanglante des États-Unis, le warden a installé une église dans chaque camp et instillé l’ordre rigoureux de la religion. Son rodéo est la démonstration d’une rédemption offerte au monde : les anciens criminels, gladiateurs dans l’arène ou en faction dans les snacks, ont été soigneusement choisis. Ils se sont racheté, au prix de grands efforts et de longues prières, une certaine virginité : ils sont devenus des « trustees », des détenus dignes de confiance.
Les armes laissées à l’entrée !
A peine arrivé sur les lieux des festivités, au cœur du pénitencier, c’est le cliché américain des petites villes confédérées. Les armes doivent être laissées à l’entrée, et la foule est là, bigarrée. Si le rodéo commence à 16 heures, on arrive tôt pour marchander des bricoles aux détenus : déjà les stands de saucisses d’alligator, de sandwichs d’écrevisses et de Coca frit servent les premiers clients. Le contraste entre la fête à Neu-Neu et la dureté de la réclusion donne déjà des haut-le-coeur. Et les jeux n’ont pas encore commencé. Dans les allées, les détenus-cavaliers du rodéo, vêtus d’un uniforme rayé noir et blanc comme dans les BD des années 1950, retrouvent familles et amis en dehors du parloir. Ils croisent des touristes qui ont acheté des tee-shirts aux mêmes motifs. La famille de Janice s’est donné rendez-vous devant le stand de souvenirs. « On vient tous les ans depuis Morgan City, à trois heures d’ici. On s’est levés à 5 heures. C’est sympa et y a rien à craindre, les mauvais détenus sont gardés dans les cellules. »
Dans l’allée bondée, une troupe de jeunes filles mennonites en longue robe pastel et coiffe immaculée contemple des bracelets argentés fabriqués par un détenu qui les regarde, debout derrière un grillage. « Celui-là n’a pas encore le droit d’être en contact avec les visiteurs. L’année prochaine, par la grâce de Dieu, il sera sans doute autorisé à passer la barrière », explique Monica Sylvester, la pétillante principale du centre éducatif. En effet, on le comprend vite, être un trustee n’est pas donné à tout le monde. « Il faut avoir déjà fait plus de dix ans et remplir un vrai dossier. Ils passent devant un jury pour montrer qu’ils sont sur la voie du salut, mais au final c’est le warden Cain qui choisit. Il a un œil partout et connaît tout le monde ici, détenus comme employés. » Devant un stand de peau de cochon-frites, en tee-shirt blanc et jean, Sirvoris Sutton sourit. Le costaud quadra, détenu à Angola depuis vingt-quatre années pour un double meurtre commis quand il était gamin, vient de retrouver son beau-fils, dont il tapote la tête régulièrement. « Quand on y pense, c’est une énigme. On a tous fait des trucs terribles et on se retrouve avec des gens libres. Mais une occasion comme ça, ça nous donne des perspectives : on s’est levés à 4 heures du matin pour montrer qu’on n’est pas des animaux et qu’on peut changer. On veut aussi montrer l’exemple aux petits jeunes, qu’ils fassent quelque chose de leur vie et arrêtent les conneries. »
Une arène de 10 000 places
C’est un grand éclat de haut parleur qui invite la foule à gagner l’arène de 10000 places, construite en 6 mois par les prisonniers. L’odeur des bêtes monte du dessous de la tribune officielle, comme pour rappeler la bestialité cathartique du rodéo. Une centaine de détenus en uniformes sont installés depuis des heures, chacun avec un petit pique-nique : ils ont gagné le droit d’assister au spectacle, sous bonne garde et derrière de grandes barrières qui les séparent du public.
Devant eux, les cavaliers traversent la piste boueuse et s’installent dans leur section sous la clameur qui monte. Ils s’harnachent de gilets en kevlar et de casques de football américain. C’est que les cornes et les chutes font du dégât, chaque année des côtes se brisent, des os se fendent. Des détenus sont restés paralysés, l’un d’entre eux est même mort d’une crise cardiaque dans la poussière de la piste. Pour éviter cela, trois ambulances quadrillent l’arène, prêtes à bondir. « J’ai du stress, mais c’est bien, ça change de la routine, s’impatiente Joshual Brown, qui vient de fêter ses 42 ans dans la vie et ses 18 ans en prison pour le meurtre de son ex-femme. Tous les ans je participe au rodéo, ça donne de l’adrénaline. Je préfère les taureaux, plus puissants mais plus lents. L’année dernière avec les chevaux, j’ai failli pas me relever ». En nous parlant, le grand Josh regarde la foule, peut-être que sa grande fille viendra le voir cette année. Près de lui, Willie Douglas réajuste sa casquette imprimée d’une grande croix. Lui, c’est son frère jumeau qu’il attend de voir, il vient avec sa famille tous les mois, depuis 17 ans. « J’aime bien le voir, parce que je vis par procuration : il a pu avoir une femme et des enfants. Je monte pour les rendre fiers. J’espère qu’aujourd’hui je finirai pas quasi-paralysé comme l’année dernière. »
Le coup d’envoi est donné d’un coup de trompette. L’association des détenus vétérans et ses porte-drapeaux ouvre le bal, bannière étoilée et drapeaux confédérés se frôlent. La foule entière se dresse main sur le coeur pendant l’hymne national, chanté par un baryton de la chorale des lifers (les condamnés à perpétuité). La première cavalcade rompt vite le charme : c’est parti pour deux heures de jeux romains. Le public rit de concert quand un taureau noir envoie balader un détenu à trois mètres du sol. Touché au côtes, le visage grimaçant de douleur, il est vite poussé dans une ambulance. Sans intermède, arrive le numéro signature : le « convict poker ». Quatre détenus sont installés à une table, des cartes à la main. Le taureau frappe dans le tas, la table valse et se brise. Il ne reste qu’un joueur recroquevillé sur sa chaise en plastique – l’heureux gagnant de 300$. Les gesticulations des rodeo clowns indiquent à l’animal la cible humaine qui, sous les hourras, s’envole à son tour. Entre chaque numéro, un spectacle de singes en mini-cowboys, les blagues graveleuses des clowns et une course de chevaux pour fillettes, permettent au public de respirer et de s’acheter des tacos au fromage.
Quand le final arrive, c’est l’excitation dans le public presque repu et chez les détenus tous crottés. Le soleil brille fort, l’humidité atteint les 70%. Le feu d’artifice, c’est « Guts and Glory » (des tripes et de la gloire) : 500$ de récompense à celui qui décrochera du front du plus gros taureau une pièce en bois rouge, fixée à la colle forte. On a engoncé les testicules de l’animal avec de la corde, pour que sa fureur soit totale. Sitôt libéré, le bovidé piétine les détenus, ses coups de tête font valser les jeunes comme les vieux qui abdiquent en boitant. Ce coup-ci, ce n’est pas le gaillard Chris Gage qui brandit la pièce de bois, mais un de ses camarades coiffé d’un chapeau mexicain.
Chris Gage, 36 ans, était un petit dealer de La Nouvelle-Orléans. Il avait à peine vingt ans quand il a réglé leurs compte à trois rivaux et s’est retrouvé enfermé à jamais. « Moi qu’avais toujours voulu faire du football américain, c’est cool : les gens te poussent comme si tu étais un quaterback. Il m’a fallu cinq ans pour convoquer tout mon courage et monter sur un taureau. J’avais besoin d’argent et j’ai gagné trois jetons au « Guts&Glory. » Ces 1500 dollars m’ont payé mes études para-juridiques. »
L’autre nom de la réhabilitation
Le soleil se couche derrière le Mississippi. Comme ses camarades, Chris Gage est fouillé puis renvoyé dans son dortoir. Les visiteurs, ravis, font la queue pour retrouver leur voiture. C’était la première fois pour Shawnda et Henry. « Je ne m’attendais pas que ce soit si drôle, d’habitude les rodéos c’est sérieux ! s’esclaffe le vieil Henry sous son chapeau de vacher. Après je me demande qui est volontaire ou ne l’est pas là-dedans. Je suis sûr que si Amnesty International venait par là, y aurait de quoi dire… Mais bon, moi, je suis pas là pour juger. L’année prochaine, je reviendrai avec mes petits-enfants. » Ses questionnements humanitaires ne perturbent guère sa conscience. Ce seront d’ailleurs les seules préventions que nous entendrons en deux jours à Angola. La violence d’un certain « entertainment » à l’américaine. Une forme de punition ? Car derrière ce rodéo sans pitié se cache le visage ambigu d’une réhabilitation pénitentiaire basée sur la rédemption. Les militants antiracistes vomissent ces jeux du cirque. Si, sur le papier, Angola propose tous les projets du monde pour ouvrir les horizons de ceux qui n’en ont plus, la réalité est tout autre : la prison a dernièrement défrayé la chronique avec la libération manquée d’Albert Woodfox, après quarante-trois ans à l’isolement.
C’est le dernier des « Angola 3 », ces activistes Black Panthers injustement enfermés dans des conditions inhumaines pendant des dizaines d’années. Dans sa maison de La Nouvelle-Orléans, Malik Rahim dirige le collectif de soutien à Woodfox. Et il enrage, le poing levé. Selon lui, le rodéo est une allégorie de la condition des Afro-Américains : « Notre nation est le pays qui emprisonne le plus ses citoyens et la Louisiane est le premier Etat dans la course [1 habitant sur 26 est enfermé]. La majorité des détenus d’Angola sont noirs et ce n’est pas un hasard : la Louisiane est un Etat raciste. Ici, tout est basé sur la race et les jurys populaires ne jugeront jamais un Noir de la même façon qu’un Blanc. Depuis ses racines, Angola s’est construit sur cette violence de classe, et la plus brutale de ses démonstrations, c’est le rodéo. Si vous prenez un jeune de 22 ans qui a grandi dans la violence de gangs et que vous l’enfermez à vie avec pour seul horizon les bras de Jésus-Christ, il s’y plongera. Et si vous le payez comme un esclave, à 3 cents de l’heure, et que vous mettez 500 dollars [huit mois de salaire] sur la tête d’un taureau pour le plaisir de la foule, il ira se faire encorner. Le warden Cain, l’homme le plus puissant de la Louisiane, est un manipulateur : il a réussi à convaincre le monde que transformer des hommes libres en “house-n****” [esclaves domestiques] ou en “farm-n****” [esclaves des champs] c’est de la réhabilitation. » Cette année en tout cas, les résultats ont été très bons à Angola : pas un siège n’est resté vacant
Texte : Anne-Laure Pineau
[Publié dans Paris Match, août 2015]