Cher gros barbu de noël,

Je me suis toujours pas tuée en scooter malgré la neige et ce crétin de boulevard Arago tout-glissant-sa-mère, je suis pas tombée en panne d’essence comme une gourde à Issylémoul’ ou à 50m de chez moi, j’ai bossé et vendu-à-90%-sûr un gros sujet, j’ai tout fini mes Kodachromes en Inde et je les ai envoyées, j’ai mis à jour le site du collectif, j’ai pas choppé de pneumonie au Cachemire ou dans le 15e (et c’est pas faute d’avoir essayé), j’ai payé ma taxe d’habitation et j’ai tout fini de lire les interwebs, alors est-ce que je pourrais avoir quelques jours de rienfoutage-au-coin-du-feu-en-Basquie-sans-culpabiliser, pour Nowel, steupl? ?

Promis, dès lundi je me remets au taf, je prépare mes trois autres gros sujets, je mets à jour mon site et ce bloug, je balance des archives sur Photoshelter, je finis les photos du mariage de mon frère, je réponds à tous mes mails en retard, je bosse mes photos de touriste, je fais des recherches pour mes sujets de janvier et mars, je fais des cartes de voeux que personne lira, tout en écoutant les albums de 2010 que j’ai pas eu le temps de sortir de leur boîte — honte et damnation.


Marcel Dadi – Egged Bus Rag

Je rigole pas, j’arrive vraiment demain matin à New Delhi. Genre 7h, heure locale. Et après une escale sur le chemin, du côté d’Helsinki. Logique quoi.
Bref, ça a encore été le grand n’importe quoi, mais c’est la vie. A Helsinki, il faut nuit et il y une tempête de neige, demain matin, il fera beau et 20° et je serai en Inde, accessoirement. Le truc de fou, un peu. D’ailleurs j’en reviens tellement pas que je suis obligée de dire à quel point j’en reviens pas et que c’est n’importe quoi et tout. L’avantage, c’est que je suis pas stressée. ça, c’était avant, jusqu’à genre hier soir. Mais les trucs me tombent dessus comme ça, faut s’y faire. Tiens, aujourd’hui, j’ai quatre photos dans un supplément du Figaro. Mi-décembre, j’ai un bon sujet dans Femme Actuelle. Et puis encore plein de trucs à venir, dont un super projet avec ma nouvelle cousine. Je dis nouvelle, ça parait bizarre mais genre un jour, bon voilà c’est comme d’hab, et le lendemain, t’as une nouvelle cousine chanteuse avec qui délirer et qui t’embarque, hop, pouf, dans un projet artistique barré, sexy et super intéressant. Donc voilà quoi, des fois c’est marrant la vie.

Tout ça pour dire qu’en fait, les veilles de départs se ressemblent, mon sac est rôdé, c’est drôle. Y’a que les aéroports qui changent, et encore… ils sont toujours plein d’une excitation feutrée et pourtant, vaguement déprimants.
Je n’imagine rien de ce trip, tout ce que je sais, c’est que je dois faire 6 kodachromes là-bas, les 6 dernières de ma vie. C’est Joachim qui me les a filées parce qu’il faut qu’elles soient développées avec le 30 décembre, aux Etats-Unis et tout. Donc c’est mon challenge. Donc le petit canonet QL 17 a rempilé. On verra, ça devrait être marrant. P’tet que je devrais vendre ces toutes dernières Kodachromes d’Inde dans leurs petits caches en carton, à prix d’or, cela va de soi. Ou alors, j’en ferai un abat-jour. Ou alors, je les scannerai, une demi-douzaine de gens les verront sur mon site et mon blog, et elles moisiront dans une boite en carton et dans le vide sidéral de l’interwebs. Va savoir. Ouais, voilà, t’es comme moi, tu sais rien. Juste que la vie est belle.

Bleecker Street

Il y a des nuits qui me manquent. C’étaient des nuits où j’avais du temps, où il était toujours assez tôt. Où je laissais les mots s’assembler sous me doigts, comme ça, où j’avais baissé ma garde. C’étaient des nuits où j’avais laissé le monde s’endormir autour de moi, en rentrant tard après une balade nocturne à pieds dans la ville. Où je ne prenais pas garde de ne pas me perdre, pour un temps. C’étaient ces moments magiques où j’avais laissé le stress aller coller des insomnies à d’autres, où mes musiques me prenaient et me déposaient là où elles le voulaient bien, c’étaient des nuits dont le calme me portait pour travailler sur des photos par plaisir. Où je me laissais vagabonder en pensées et puis les mots s’assemblaient sous mes doigts, comme ça. C’étaient des nuits où je n’étais pas plus heureuse que maintenant. Maintenant, la nuit je dors, je ne regrette rien. Je fais mille et un trucs bien plus passionnants toute la journée, et maintenant mes musiques se ressemblent, je les connais, elles me rassurent. Je ne me perds plus à pas d’heure dans les rues presque désertes et quand je vagabonde, c’est bien plus loin. Et les mots ne s’assemblent plus, comme ça, sous mes doigts, ils ne suivent plus les mêmes méandres, ils ne tourbillonnent pas, ils ne m’entrechoquent plus. Et il n’est plus trop tôt ou trop tard pour ce que je veux. Et je ne changerais pas ces nuits d’avant contre mes journées de maintenant. Maintenant, la nuit je dors et je ne regrette rien.
Mais certaines nuits, il est des nuits qui me manquent.


Simon & Garfunkel – Bleecker Street

Quand il était en vadrouille autour du monde, mon frangin me manquait pas trop. Oh si, bien sûr, quand même quoi, mais pas genre bouhouhou-tu-me-manques-revieeeeeens. Faut dire qu’on se parlait pas mal par chat ou mail, on n’était jamais trop loin en pensées (c’est bien beau ce que je dis là, tiens)(pour un peu, ça bucolerait grave même).
Et puis là, c’est maintenant qu’il est rentré et qu’on s’est fait un bon plat de pâtes et qu’on s’est raconté plein de trucs marrants et qu’on a bien rigolé aux mêmes blagues que je me rends compte à quel point il m’avait manqué.
Welcome home, bro. (tsé, c’est là que je me rends compte combien le temps passe vite, aussi)(et franchement, ça le fait moyen pour mes prochains trips que ça arrive si vite)

J’ai poussé la porte de l’appartement et je suis rentrée dans le vestibule aux allures de bibliothèque. Il se tenait devant une platine vinyle à l’entrée du salon. Il a sourit : “Tu connais The Coasters ?”
– Non, j’ai répondu, je crois pas.
– Attends, tu vas reconnaître.
La bande-son fifties doo wop a résonné dans l’appartement, et effectivement, j’ai reconnu.
Je suis entrée dans la petite cuisine défraîchie et charmante, où elle m’a accueillie avec un grand sourire : “J’ai fait des pêches cuites, tu en veux ?”
J’ai acquiescé. “Assieds-toi alors, tu vas goûter à ma grande cuisine.” Elle est partie de son rire lumineux. C’était contagieux. Le disque des Coasters tournait toujours. Il est entré dans la cuisine et m’a traduit les paroles, très ironiques. Debout, elle fredonnait en mangeant ses pêches au yaourt. Il s’est fait un milkshake aux fruits en continuant à me traduire les paroles. Puis elle m’a raconté les cassettes des soirées dans leur maison du Vermont impossible à chauffer, où le seul moyen d’avoir un peu de chaleur était de danser. Elle a rit à nouveau en fredonnant Poison Ivy, en dansant un peu, pendant qu’il buvait son milkshake en souriant. Le ventilateur à la fenêtre ronronnait, l’air tiède se mélangeait au souffle de gaité qui semblait les suivre au moindre de leurs mouvements.
Elle s’est éclipsée pour se changer, il est revenu dans la cuisine avec un album de Robert Crumb. On a rigolé en regardant ses dessins de Harlem. Elle est réapparue à la porte, prête à partir.
Assise à la petite table de leur cuisine new-yorkaise, je les ai observés attentivement, un gros sourire accroché aux lèvres, en essayant de ne pas en perdre une miette. J’aurais pu les photographier, elle dans sa robe beige et brune et son sourire infectieux, lui en pantalon de velours et chemise blanche en lin et son humour pince-sans-rire.
Ils étaient drôles, ils étaient beaux, ils s’aimaient, c’étaient mes cousins des Amériques et à cette minute, j’ai eu cette pensée fugace, j’aurais dû les photographier, mais comment capture-t-on la magie ?, et à cet instant, j’ai regretté que ça soit déjà mon dernier jour avec eux.


The Coasters – Poison Ivy