Elle est postée à l’angle de Upper Leeuwen et de Buitengracht, adossée à un muret avec des sacs en plastique à ses pieds. Je la vois sans la regarder, mon attention captée par la rue pavée devant moi et ses maisons de toutes les couleurs qui marquent l’entrée dans le quartier de Bo-Kaap. Il fait moche, gris larmoyant, gris chiant et j’ai pas une miette d’inspiration, alors des maisons de couleur, c’est toujours ça. Elle m’aborde quand je passe devant elle, le nez en l’air, à rechercher des angles et des cadrages.
– Hello, tu vas monter par-là ?
Elle montre Upper Leeuwen d’un coup de menton.
– Oui oui.
– Je peux te donner un conseil ?
– Oui bien sûr.
Je la regarde à ce moment-là je crois. Une petite femme sans âge, indienne ou métis ou les deux, emballée dans un sweat-shirt gris trop grand et une jupe noire sale.
– Fais attention à toi si tu vas par là . T’es une touriste ?
– Non, je suis photographe, je vais photographier le quartier, les maisons colorées…
– Ah… Journaliste, c’est bien ça. écoute fais vraiment attention, va pas trop loin.
Je regarde la rue quasi déserte qui a l’air de monter jusqu’au pied de Signal Hill, il y a juste quelques passants et un touriste qui prend des photos.
– Ah bon, ça craint par ici ?
– Je me suis faite violer par là , un peu plus haut, il y a deux nuits…
– Oh… Je suis désolée, ça va ?
– Oui oui, mais c’est pour toi que je dis ça. Moi je suis une prostituée, enfin c’est pas une raison… Les gens ici sont mauvais.
J’essaie d’estimer son âge. Je lui aurais donné 55-60 ans. Je me demande combien d’années il faut enlever pour avoir son âge réel.
– Oh je comprends… Je voulais juste monter pour photographier la rue et les maisons, les couleurs, tout ça…
Le Cap, c’est un peu une oasis comparé à Johannesburg, ses banlieues géantes et ses barbelés partout. Ici au moins, on peut se balader et marcher dans le centre ou prendre un café en terrasse. Au temps pour l’impression de sécurité.
– Plus loin de toute fa?on il n’y a presque plus de maisons peintes. Le touriste là -bas, je lui ai rien dit mais je le tiens à l’oeil, il va pas trop loin.
Je suis prudente mais j’ai aucune envie d’avoir la trouille, pour être polie, je demande :
– Jusqu’où vous me conseillez de monter alors ?
– Tu peux aller jusqu’à la deuxième rue mais va pas plus haut, les gens sont mauvais.
– Il n’y a pas grand monde dehors pourtant…
– Non, ils restent chez eux, mais ils observent… Va jusqu’à la deuxième rue, je reste là mais je garde un oeil sur toi au cas où, ok ?
– Merci, c’est gentil.
– Je dis ça pour toi, je voudrais pas qu’il t’arrive quelque chose. Comment tu t’appelles ?
– Juliette.
– Juliette, c’est un beau prénom, ma belle. Allez va, je te regarde.
J’ai l’impression d’être une gosse de 3 ans qui part en exploration au parc sous l’oeil de ses parents. ça me parait un chouïa ridicule. Mais bon, depuis 15 jours, on essaie de trouver la frontière entre prudence et paranoïa, histoire de pouvoir continuer à faire notre job et c’est pas forcément évident.
Elle me serre la main et la garde longuement dans la sienne. Et puis un grand type est venu lui parler.
– Ah je dois y aller, c’est pour ma plainte pour le viol. Tu me promets, tu seras prudente ?
– Promis, merci pour le conseil.
– De rien.
– Take care of you..
– You take care, darling.
Je crois bien que je lui ai demandé son prénom, mais je ne l’ai pas noté et je l’ai oublié. Plus tard dans l’après-midi, je l’ai recroisée avec ses sacs plastique non loin du commissariat. On s’est sourit.
***
Le lendemain, par chance il faisait beau. On avait la matinée avant notre rendez-vous à Langa alors on est retournées se balader avec Amélie pour mieux photographier les coins que j’avais repérés. Je ne l’ai pas revue au coin d’Upper Leeuwen, on est monté tout en haut jusqu’à Pentz Road, avant de redescendre par derrière, dans les petites rues aux maisons peintes de toutes les couleurs.