la piscine de la maison de Samuel Doe a Zwedru, Liberia
La piscine de l’ancienne maison de Samuel Doe à Zwedru – mars 2011

C’est partir en hiver et revenir au printemps. C’est traverser une ville immense à trois heure de mat’ en taxi et tes retrouvailles le cÅ“ur joyeux avec la chaleur, les sons, les odeurs et les lumières. C’est ton premier road-trip de 1000 km à 19 dans le minivan et tes yeux écarquillés en traversant la Guinée malgré tes genoux qui remontent sous le menton. C’est le bruit assourdissant des insectes le soir. Ce sont les longues heures de moto en plein cagnard sur la piste à travers la forêt et les bouffées de fraîcheur qui s’échappent par intermittence des taillis. C’est l’odeur amère, presque âcre, du cacao de contrebande qui inonde la berge au point de passage à la frontière avec la Côte d’Ivoire. C’est ton sourire quand tu demandes si ça va, un peu ? Ce sont leurs sourires quand ils te parlent et leurs visages graves et fatigués quand tu les prends en photo.
C’est la forêt, immense, luxuriante, et la brume du lever du jour qui filtre la lumière. Ce sont vos fou-rires en s’installant pour passer la nuit dans le 4×4 dans le village le plus reculé à la frontière. C’est te poser certains soirs dans les guesthouses, les bières partagées et ta tête qui dodeline de fatigue. C’est ta journaliste, avec qui t’es exactement sur la même longueur d’onde et les réflexions que vous vous faites au même moment. C’est Radiohead qui submerge vos oreilles et les étoiles oubliées, Orion et Cassiopée que tu regardes par la fenêtre pendant que le minivan avale les kilomètres. C’est le plateau de fruites et les sandwiches aux Å“ufs. C’est Salomé Suah et sa tante Etta qui vous chouchoutent à la Angel’s Guesthouse de Ganta.
C’est le flic des stup’ libérien qui se fait son beurre en “aidant” les passagers du minivan aux checkpoints de la frontière et les 12000 francs Guinéens qu’il renonce à te soutirer. C’est apprendre les devises et quand tu finis par jongler sans difficulté entre dollars US et libériens en passant par l’euro et les francs guinéens. C’est ce pique-nique de bananes, pain et viande séchée que tu manges dans un coin dans le noir parce que les villageois et les réfugiés ont faim, et ce gosse de 3 ans qui vient te voir, c’est cet instant de lâcheté où tu ne veux pas avoir de réponse pour lui, c’est trouver des mots malgré tout. C’est apprendre rapidement le prix du pain, de l’essence, du riz et des sachets d’eau minérale. C’est Glenna, la photographe du HCR qui t’embarque avec elle dans son 4×4 pour un trip de 4 jours dans le sud et tout ce qu’elle t’apprend sur le Liberia. C’est préférer prendre la moto à un taxi, malgré la poussière, parce que tu t’y sens bien plus libre et confortable. Ce sont les arrêts en pleine nuit sur les routes guinéennes et te dégourdir les jambes chancelantes et les yeux tout colés de sommeil.
C’est le plan drague foireux d’un militaire guinéen qui pue l’alcool à l’un des 6 checkpoints de la frontière. C’est ce dernier soir à Conakry et les bières offertes par un ancien trafiquant de diamants au Sierra Leone. C’est la vague incongruité de bosser tes photos en écoutant Tame Impala et Jefferson Airplane. Ce sont les premiers mots qu’ils te disent “on a faim”. C’est la deuxième phrase qu’ils te disent “emmenez-nous avec vous”. C’est la tension à ton arrivée et tes explications pour essayer de la désamorcer en douceur. C’est le 4×4 qui s’embourbe sur la piste du retour. C’est le bonheur intense d’une douche froide au seau après une bonne journée de boulot. C’est Laurentine qui se moque gentiment de toi après que t’as appris à piler la pâte de manioc. Ce sont les gamins des villages qui te font des grands hellos et leurs rires quand tu leur réponds.
C’est l’échelle des distances qui va de “pas loin” à “très loin” en passant par “un peu loin” et “pas trop loin”. C’est le dîner des championnes le premier soir à Ganta, fait de figolus, de bière et de barres de céréales, parce que tout est fermé. C’est Ralph qui vous fait inviter à dormir chez le superintendant de la ville parce que la seule guesthouse de Buutuo est prise par le CICR. C’est le pastis local offert par les types de MSF le soir à leur base dans un village. C’est cette jeune réfugiée et son bébé d’une semaine tellement malade et brûlant de fièvre que vous les prenez dans le 4×4 pour revenir à la ville la plus proche à un jour de marche. Ce sont les gosses apathiques, au regard déconnecté qui ont tous le palu.
C’est compter le nombre de passagers dans les transports collectifs que tu prends et rigoler en arrivant à 16 pour une 505 et 26 pour un minivan. C’est la chance que tu travailles sans relâche et qui te fait un clin d’Å“il et un petit sourire aguicheur en coin. Ce sont tes photos dont tu n’entrevois finalement la qualité que dans les regards de ceux qui les voient. Ce sont les couleurs changeantes, la tombée de la nuit toujours aussi rapide et cette demi-heure de lumière incroyable. Ce sont les éclairs qui illuminent la brousse tous les soirs, des décharges d’électricité statique sans tonnerre et sans pluie. C’est arriver couvertes de poussière après avoir dû prendre des motos pour la visite du n°3 de l’ONU au camp de Bahn et le regard incrédule du personnel du HCR en vous voyant. Ce sont les rédac’ chefs qui te promettent-juré-ptiou de te rappeler parce que le sujet est très intéressant et pas couvert et ne le font pas. C’est la frustration de ne pas arriver à faire certaines photos en lumière quasi inexistante, ces instants que tu n’arrives pas à saisir, le doute qui surgit et t’attrape à la gorge, c’est s’éloigner, s’asseoir trois minutes pour ne pas balancer ton appareil par terre, c’est ne pas renoncer, c’est respirer et recommencer jusqu’à ce que tu réussisses — giving yourself the right to get better.
Ce sont les signes que tu apprendre le dernier jour à Conakry pour prendre les taxis collectifs qui sillonnent la ville et les regards mi-amusés, mi-perplexes que les guinéens te lancent. C’est devoir prendre des photos à 6h le dernier matin de reportage, ton épuisement et ta journaliste qui le sent et qui guide ton regard. Ce sont les sachets et bouteilles d’eau que tu donnes à tous les réfugiés que tu croises sur les routes et les pistes. Ce sont les coups de soleil sur le nez et le front masqués par une intéressante couche de poussière orangée. Ce sont les papillons bleu, rouge ou orange vif que tu aperçois dans la forêt et ceux de nuit, sombres, de la taille de petites chauve-souris.
C’est perdre 20 ans en montant dans la peugeot familiale taxi-brousse et savoir que celle de ton enfance roule encore sûrement quelque part en Afrique de l’Ouest. C’est Mariata qui te fait des spaghettis super bons le soir du retour ? N’zérékoré avant que tu reprennes la route le lendemain. Ce sont les pilotes d’hélicoptère sud-africains que tu croises dans la guesthouse d’une ville perdue et vos discussions sur l’Afrique. C’est la patronne de l’hôtel Alvino à Ganta qui essaie de t’arnaquer en te faisant payer très cher une voiture qui ne démarre pas. C’est te faire voler bêtement ton vieux portable débloqué un des derniers jours.
Ce sont les musiques qui te trottent dans la tête par intermittence et qui t’accompagnent doucement pour te faire avancer. C’est l’Afrique qui te fout le cÅ“ur en vrac à chaque fois. C’est apprendre sans cesse et te rendre compte que tes limites sont bien plus loin que tu ne le craignais ou ne l’imaginais. C’est retrouver ta vie, ton confort, tes amis et ta famille la tête pleine de ces regards qui t’ont transpercée.
C’est bouger, inlassablement, histoire de ne pas mourir tout de suite.

Conakry, J-1, on atterrit demain, enfin cette nuit. Liberia J-3 ou 4. C’était le rush mais on est contentes de repartir en Afrique de l’ouest. Je te raconterai peut-être si je peux ce que je vois de la vie là-bas, du temps, je te dirai peut-être ce que j’y apprends, j’essaierai peut-être de t’expliquer ce que j’y ressens.
J’essaie de ne pas me retourner, j’essaie de voir de l’avant, je pense aux autres dans mon cas, à ceux qui regardaient aussi toujours en avant, jusqu’à ce que ça soit nous qui emportions leurs visages et leurs images maintenant où nous irons…
Je ne peux pas m’attarder, fais gaffe à toi, qui que tu sois, où tu que tu sois, je te laisse, mon avion m’attend.


Fanfarlo – I’m a Pilot

hampi, india
Hampi – dec 2010

Mais je sais pas bien ce que je retiens de l’Inde. Je sais pas bien ce que j’en remporte. Je sais pas bien non plus ce que ça m’a laissé. Je suis là, immobile, un peu paralysée, j’ai mesuré le vide du retour. Après trois mois au Liban, sur les routes de France et un peu partout en Inde et au Cachemire, les autres jours me pèsent, m’achèvent. Il y a les rues de Pahar Ganj, les nombreuses gares, les longues heures de train, les jambes pendantes dans le vide à la porte, à regarder le paysage défiler, un peu cliché, les cheveux emmélés et un sourire au vent ; les routes défoncées pour aller en Uttar Pradesh, les lacets entre Jammu et Srinagar, les rizières au petit matin près d’Hampi, les rencontres et discussions, tout le temps, il y avait tellement et je ne sais pas tout poser comme ça. Je ne sais pas ce que je retiens de l’Inde. Je revois d’innombrables levers et couchers de soleil orangés, je revois un peu de solitude, enfin, sur des rochers au milieu d’une rivière, je revois des montagnes, je revois des visages, la chaleur de poignées de mains, un regard sous un voile, une promesse que je n’ai pas voulu faire. Mais je ne sais pas bien ce que j’en retiens, je ne sais pas bien ce que j’y ai laissé.
Mais je ne sais pas bien si j’ai fait un peu mieux ou bien un peu moins pire. Je revois la rivière vide à Delhi, les berges de cendres et de fumée, les nuées d’oiseaux et les deux barques, je pense au Styx, je revois la rivière à Baramulla au petit matin noyée dans la brume, je revois enfin le soleil se lever sur la rivière d’Hampi et le bain des habitants. J’ai des visions de Chandni Chowk, le marché aux épices qui nous faisait éternuer et nous filait les larmes aux yeux, les pauses pour boire un tchai sur le bord des trottoirs. J’ai surtout des impressions qui me collent aux yeux de ne plus savoir comment cadrer, comme savoir déclencher au milieu de la foule, capter des mouvements incessants, les visages, les tourbillons de vie.
Mais je sais que j’ai aimé. Peut-être pas chaque seconde, peut-être pas chaque minute ou chaque heure. Même si je n’ai pas une image préférée, une seule à retenir qui serait la plus précieuse à mes yeux, c’est une somme de petits pas et de grands riens. Mais je sais que j’ai aimé. Suffisamment pour n’avoir aucun regret.
Je pourrais dire que j’ai très envie d’y retourner, je pourrais dire qu’il faut que je revois le Cachemire et que j’y passe du temps et ça serait vrai. Pourtant, en y pensant, il n’y a pas ce creux en dedans, l’intérieur qui se tord imperceptiblement, ce souffle qui me manque, ce battement de cÅ“ur qui s’échappe, une fraction de seconde, un reste d’adrénaline, un rien, ce rien à l’idée de retourner en Afrique de l’ouest dans une semaine. C’est comme àa.

Je me suis promis d’essayer. Au moins d’essayer. De penser autant à mes ici qu’à mes là-bas. Je ne te dis pas que c’est facile. Mais ailleurs, j’ai aussi appris à ne pas avoir peur.


Mademoiselle K – Me taire te plaire

Faudra un jour que je trouve le moyen de te dire merci de m’avoir conseillé de lire Kapuscinski, comme ça avant l’interview. Parce que vraiment. Mais vraiment.


Baaba Maal – Yero Mama

On regardait cette vidéo du photographe JR, le cul posé dans les fauteuils rouges de l’auditorium de la MEP, après une bonne journée de merde dans une semaine moche. Et puis par bribes ou par flash, ça m’est revenu dans le désordre. Les grandes artères poussiéreuses de Cotonou et leur flot continu de voitures bringuebalantes et de zems. Les chemins de brousse et les écoliers en uniformes avant la tombée de la nuit. Les femmes malades à Jabulani et leurs sourires tristes. Les gosses de Langa, ceux qui jouent au cricket dans les rues ou les trois petits qui se battent pour nous tenir la main en traversant les allées entre les hostels délabrés. Les éclaboussures orangées sur les visages à Comè au coucher du soleil. La traversée en pirogue pour rejoindre la forêt sacrée de Djanglanmey. La balade avec Oliver ou plutôt Pule, “pluie”, dans les rues de Meadowlands et son sourire en me faisant monter pour la première fois dans un taxi minivan bondé. Le vent la nuit, dans les palmiers sur la plage de Grand Popo et l’océan qui mugit à mes pieds. Les ruelles du marché de Cotonou et les rires des vendeuses. Les centaines de kilomètres sur les routes défoncées et tous les villages traversés. Hillbrow et les hymnes de la messe de Pâques à Central Church. Le sourire éclatant de Béné quand elle entonne les chants vaudous en battant la mesure avec ses deux clochettes. Les vendeuses de têtes de mouton grillées au feu de bois de Langa et leur visage recouvert d’onguent orange pour protéger leur peau de la chaleur. Les choeurs des hommes au Jeppe Hostel. La route droite et déserte au milieu des plantations de bananes.
Juste des bouts comme ça et plein de visages que j’ai toujours en tête mais auxquels je ne pensais plus vraiment. Tous ces trucs différents d’un bout à l’autre d’un continent et pourtant parfois similaires. Peut-être cette terre orange, chemins serpentant dans la brousse autour d’Atogo, route en train d’être goudronnée vers Doutou ou le contraste avec les gerbes et couronnes vertes, bleues, violettes, sur les tombes à peine refermées du gigantesque cimetière d’Avalon à Soweto.
Je me suis penchée sur le côté et j’ai chuchoté, avec un truc bizarre dans la gorge, ça me manque.
Elle a sourit, oui, moi aussi.

langa
Vendeuse de têtes de moutons grillées, Langa. 04.09


BO Babel