Cachemire, faudrait qu’on se revoit toi et moi. C’est comme ça. Je pourrais trouver des milliers de raisons mais j’en ai pas besoin, des fois, ça s’explique pas. Tu le sais aussi bien que moi, que c’est comme ça. Et qu’on se reverra.
Pourtant, Cachemire, putain t’avais froid. T’avais froid au ciel pâle le soir et à tes terrasses de rizières, t’avais froid aux peupliers qui bordaient la route jusqu’à Srinagar, t’avais froid à la rivière turquoise qui dévalait ta vallée, t’avais froid jusqu’au bout de mes doigts. Malgré ça, t’avais un ciel bleu immaculé dans lequel des aigles batifolaient et la nuit, des milliards d’étoiles oubliées. Cachemire, ta brume ne te quittait jamais vraiment, elle s’accrochait au fond de tes vallons, et le soir, montait de la rivière, noyait les barques qui faisaient la navette entre les rives et coagulait sur les berges, au creux des arbres, entre les pierres, pour se déchirer en lambeaux sur les routes et jusqu’aux villages perchés à flanc de montagne. Chaque contre-jour aveuglant ciselait les cimes et les rocs, chaque tournant redessinait le paysage à grand coup d’estompes qui laissaient l’horizon ni tout à fait gris, ni tout à fait blanc. Et pendant la journée, les échos des chants des muezzins rebondissaient dans la ville et enluminaient la vallée. Cachemire, ton soleil tiède tombait rapidement derrière les montagnes et la nuit dans la lumière des phares, on ne voyait plus que les silhouettes fantomatiques de tes habitants en phiran le long des routes. Tes magasins fermaient tous avec la nuit mais c’était vraiment pas ta faute le couvre-feu. Ou les checkpoints un peu partout en rase campagne. Faut dire que t’avais les 4/5 de l’armée indienne sur le dos — des militaires, sur chaque talus, à tous les coins de route, sur la moitié des toits de la ville, y’en avait quinze. Cachemire, t’avais si froid, c’était bien fait pour eux. Et quand tes gosses leur jetaient pas des pierres, ils jouaient au cricket au soleil dans les rizières glacées. Quand on les croisait dans les villages, j’aimais bien leur regard farouche, le genre qu’il faut apprivoiser. Cachemire, il y a des regards perçants que je n’oublierai pas. Et je n’ai pas besoin de photos pour me souvenir de tes habitants, de leurs yeux clairs, de leurs salam aleikoum chantants, de leur sourires las, oui mais sourires malgré tout, ou de leurs larmes.
Cachemire tu le sais bien, faudra qu’on se revoit toi et moi, j’ai pas tout dit, j’ai pas tout écrit. ça sera peut-être un printemps ou un été. Là c’était l’hiver et t’avais froid, jusque dans la salle d’eau où on ne pouvait faire qu’une toilette de chat avec le peu d’eau chaude, jusque dans la cuisine où la radio crachotait les infos pendant qu’on mangeait les chapatis tout chauds le matin ; et le soir, blottis tous les cinq en rond sous les couvertures, quand on rigolait, quand A. chantait en kashmiri ou qu’on lui apprenait à jouer à pierre/feuille/ciseaux, quand je faisais écouter du Graeme Allwright ou du Mademoiselle K, parce que c’est tout ce que j’avais comme musique en français sur moi et que je leur traduisais, quand on dînait avec les doigts, qu’on discutait politique ou mariages d’amour vs. mariages arrangés ou qu’on essayait de tirer trois accords au vieil harmonium entre deux éclats de rire, ça n’avait pas beaucoup d’importance qu’il fasse douze ou moins trois. Cachemire, t’avais froid mais moi, j’ai jamais vraiment eu froid, tu vois ? Et chez chaque famille qu’on a visitée, il y avait toujours un kangri à se partager, il y avait toujours un tchai brûlant et des biscuits. Alors tu vois, c’est aussi pour ça qu’il faut qu’on se revoit et que c’est comme ça. Cachemire, il y a des sourires, fugaces, timides, étincelants ou mélancoliques, que je n’oublierai pas.
Graeme Allwright – Vagabonde